CHAPITRE XXIII
Lequel d’entre eux ?
Tandis que l’inspecteur Last s’en allait interroger Mr. Kimble, Giles et Gwenda rentrèrent chez eux où ils arrivèrent vers sept heures. La jeune femme était pâle et assez mal en point.
— Donnez-lui du cognac et faites-lui manger quelque chose, avait conseillé le Dr Kennedy. Ensuite, mettez-la au lit. Elle a éprouvé un sérieux choc.
À présent, Gwenda ne cessait de se lamenter.
— C’est affreux, Giles. Tellement affreux. Cette pauvre femme donnant rendez-vous à un assassin avec une telle désinvolture, une telle confiance… pour aller se faire tuer. Exactement comme un mouton à l’abattoir.
— Essaie de ne plus y penser, chérie. Après tout, nous savions qu’il y avait quelque part un meurtrier.
— Non, nous ne le savions pas. Je veux dire… actuellement. Il y a dix-huit ans, oui. Mais tout cela semblait tellement… irréel. Ç’aurait pu être une erreur.
— Eh bien, ceci prouve que ce n’en était pas une ; et que tu avais raison depuis le début.
Giles s’était réjoui de trouver Miss Marple à Hillside. La vieille demoiselle et Mrs. Cocker s’occupèrent avec empressement de Gwenda, mais celle-ci refusa de boire du cognac, sous prétexte que cela lui rappelait les bateaux sur la Manche ; elle accepta cependant un grog au whisky ; puis, encouragée par Mrs. Cocker, mangea une omelette.
Giles aurait volontiers parlé d’autre chose, mais Miss Marple se mit à évoquer le crime.
— Épouvantable, je l’admets, dit-elle en réponse aux lamentations de Gwenda. Et cela vous a causé un choc. Mais un choc qui n’est pas… sans intérêt. Évidemment, moi, je suis vieille, et la mort n’est pas aussi terrible à mes yeux qu’elle peut l’être aux vôtres. Les maladies longues et douloureuses, comme le cancer, m’affectent davantage. Ce que je voulais dire, c’est que le meurtre de cette pauvre Hélène Halliday ne fait plus maintenant le moindre doute. Nous pensions qu’elle avait été tuée ; à présent, nous en sommes sûrs.
— Et, selon vous, nous devrions sans doute savoir où se trouve le cadavre, dit Giles. Dans la cave, probablement.
— Non, non, Mr. Reed. Rappelez-vous ce qu’a déclaré Edith Pagett. Le lendemain de la disparition d’Hélène, à la première heure, elle est descendue à la cave, troublée malgré elle par ce que lui avait raconté Lily. Et elle n’a trouvé aucune trace pouvant laisser supposer qu’un cadavre y fût enterré. Or, s’il y avait eu des traces, une personne résolue à les chercher les aurait forcément découvertes.
— Qu’est-il donc advenu du corps ? L’a-t-on emporté en voiture pour aller le jeter dans la mer du haut de la falaise ?
— Non plus. Voyons, mes amis, qu’est-ce qui vous a le plus frappés lorsque vous êtes arrivés ici pour la première fois ? Je devrais plutôt dire : qu’est-ce qui vous a frappée, vous, Gwenda ? Le fait que, depuis la porte-fenêtre du salon, on n’avait pas vue sur la mer. Et à l’endroit où vous éprouviez l’impression – fort juste, au demeurant – qu’il aurait dû y avoir des marches conduisant à la pelouse, il n’y avait rien d’autre que des buissons. Ces marches – vous l’avez appris par la suite – avaient primitivement existé à cet endroit-là ; mais, à un moment donné, elles avaient été transportées à l’extrémité de la terrasse. Pourquoi ?
Gwenda fixait attentivement la vieille demoiselle. Elle commençait à comprendre.
— Vous voulez dire que c’est à cet endroit-là que…
Miss Marple continua sans répondre directement à la question.
— Il a dû y avoir une raison à ce changement, qui ne paraît vraiment pas très judicieux. À franchement parler, il était stupide de placer à cet endroit les marches descendant à la pelouse. Seulement, voilà : cette partie de la terrasse est particulièrement tranquille. On ne l’aperçoit pas de la maison, sauf depuis la fenêtre de la nursery, au premier étage. Réfléchissez… Si vous désirez enterrer un cadavre, il vous faudra naturellement remuer la terre ; et pour cela, vous aurez besoin d’une raison plausible. Dans ce cas particulier, la raison, c’était que l’on avait décidé de placer à l’extrémité de la terrasse les marches qui se trouvaient auparavant en face de la porte-fenêtre du salon. J’ai déjà appris par le Dr Kennedy qu’Hélène et son mari aimaient beaucoup leur jardin et s’en occupaient activement. Le jardinier qui venait chaque jour ne faisait que suivre leurs directives. Et si, arrivant un matin pour prendre son travail, il constatait qu’on avait commencé d’opérer un certain changement et qu’un certain nombre de dalles avaient déjà été ôtées, il penserait tout naturellement que ses patrons avaient entrepris ces travaux pendant son absence. Le cadavre, bien entendu, aurait pu être enterré à un quelconque des deux endroits, mais nous pouvons être assurés qu’il l’a été à l’extrémité de la terrasse et non devant la porte-fenêtre du salon.
— D’où vous vient cette certitude ? demanda Gwenda.
— Essayez de vous rappeler. Cette pauvre Lily avait abandonné l’idée du cadavre dans la cave en raison de ce que Léonie, la jeune fille suisse, avait vu par la fenêtre de la nursery. N’est-ce pas clair ? À un certain moment de la nuit, Léonie jette un coup d’œil par cette même fenêtre et voit quelqu’un en train de creuser une tombe. Peut-être même reconnaît-elle l’homme.
— Et elle n’aurait jamais rien dit à la police ? objecta Giles.
— Mon cher, je vous fais remarquer que personne, à l’époque, n’a émis l’hypothèse d’un crime. Mrs. Halliday s’était enfuie avec un amant – c’est tout ce qu’a dû saisir Léonie, qui comprenait et parlait fort mal l’anglais. Néanmoins, elle fait part à Lily – peut-être pas sur le moment, mais plus tard – de quelque chose d’étrange qu’elle a aperçu cette nuit-là par la fenêtre. Et elle a confirmé Lily dans son idée qu’un crime avait bel et bien été commis. Mais je ne doute pas qu’Edith Pagett n’ait rembarré la jeune femme de chambre en lui disant qu’elle racontait des sornettes. Et la petite Suissesse a dû adopter ce point de vue, ne voulant probablement pas être mêlée à une enquête de la police. Beaucoup de gens semblent être plus ou moins intimidés par la police lorsqu’ils se trouvent en pays étranger. Aussi a-t-elle dû retourner en Suisse et oublier toute cette histoire.
— Si elle est encore en vie, il est peut-être possible de la retrouver, suggéra Giles.
— Peut-être, répondit Miss Marple d’un air rêveur.
— Comment faire, dans ce cas, pour entrer en contact avec elle ?
— La police s’en occupera beaucoup mieux que vous ne pourriez le faire.
— L’inspecteur Last doit nous rendre visite demain matin.
— Dans ce cas, à votre place, je lui parlerais de cet escalier de la terrasse.
— Et aussi de ce que j’ai vu – ou cru voir – autrefois dans le hall ?
— Oui. Vous avez agi sagement en ne disant rien jusqu’à présent, mais je crois le moment venu d’en faire mention.
— Hélène a été étranglée dans le hall, dit Giles d’une voix lente. Ensuite, le meurtrier l’a transportée au premier étage et allongée sur son lit. Kelvin est entré quelques instants plus tard dans la maison, a perdu connaissance après avoir absorbé du whisky drogué et a été à son tour transporté dans la chambre à coucher. En revenant à lui, il a cru avoir tué Hélène. Le meurtrier devait être aux aguets près de là et, lorsque Kelvin est parti pour se rendre chez le Dr Kennedy, il a probablement caché le cadavre dans les buissons et a attendu que tout le monde soit couché avant de se mettre à creuser la tombe. Ce qui signifie qu’il a dû rester là, à proximité de la maison, une bonne partie de la nuit.
Miss Marple approuva d’un signe.
— Il fallait qu’il fût sur place. Je me rappelle vous avoir dit que c’était là un point important. Il nous faut maintenant essayer de déterminer lequel de nos trois suspects remplit le mieux les conditions requises. Prenons d’abord Erskine. Il ne fait aucun doute qu’il était sur place, puisqu’il a reconnu lui-même avoir rencontré Hélène sur la plage et l’avoir raccompagnée ici aux environs de neuf heures. Il a également déclaré lui avoir dit adieu. Mais est-ce bien la vérité ? Supposons, au contraire, qu’il l’ait tuée ?
— Mais tout était fini entre eux ! s’écria Gwenda. Depuis longtemps. Et il a affirmé n’être resté que très peu de temps avec Hélène, ce soir-là.
— Tu dois bien comprendre, ma chère Gwenda, intervint Giles, qu’au point où nous en sommes, nous ne pouvons absolument pas nous fier aveuglément aux déclarations de qui que ce soit.
— Je me réjouis de vous entendre parler ainsi, dit Miss Marple, parce que je me faisais un peu de souci, je l’avoue, de vous voir tous les deux prêts à accepter comme argent comptant tout ce que l’on vous a raconté. Je reconnais que je suis, par nature, extrêmement méfiante. Mais, surtout dans une affaire de meurtre, je me fais une règle de ne jamais admettre comme véridiques les déclarations d’autrui, à moins que je ne les aie contrôlées. Par exemple, la déclaration de la femme de chambre concernant les vêtements disparus est très certainement exacte, car nous avons la confirmation d’Edith Pagett ; d’autre part Lily elle-même mentionne ce détail dans sa lettre au Dr Kennedy. Nous sommes donc ici en possession d’un fait. Autre chose : d’après le Dr Kennedy, Halliday était persuadé que sa femme lui administrait une quelconque drogue, et le même Halliday le confirme dans ses notes. Voilà donc un second fait. Très curieux, d’ailleurs, ne croyez-vous pas ? Mais ne nous attardons pas à présent sur ce point particulier. Ce que je voudrais vous faire remarquer, c’est qu’un grand nombre des hypothèses que vous avez formulées sont basées sur ce qu’on vous a dit.
Gwenda considéra la vieille demoiselle avec de grands yeux étonnés. Elle avait repris un peu de couleur et buvait son café à petites gorgées, les coudes appuyés sur la table.
— Efforçons-nous donc, suggéra Giles, de contrôler ce que nous ont dit trois personnes. Commençons par Erskine. Il déclare…
— Il semble que tu lui en veuilles particulièrement, fit remarquer Gwenda. Or, c’est une perte de temps que de s’occuper de lui ; en effet, il n’est plus dans le coup, étant donné qu’il n’a pas pu, matériellement, tuer Lily Kimble.
Mais Giles poursuivit, imperturbable.
— Il affirme qu’il a rencontré Hélène sur le bateau qui les amenait tous les deux aux Indes et qu’ils se sont épris l’un de l’autre ; mais, toujours d’après lui, il n’a pu se résoudre à quitter sa femme et ses enfants. Et il ajoute qu’Hélène et lui sont tombés d’accord pour se dire adieu. Supposons, néanmoins, que les choses ne se soient pas passées tout à fait de cette manière, Supposons que, étant tombé follement amoureux d’Hélène, ce soit elle qui ait refusé de s’enfuir avec lui ? Il a pu alors la menacer de la tuer si elle épousait quelqu’un d’autre.
— Très improbable, affirma Gwenda.
— De telles choses peuvent cependant se produire. Rappelle-toi ce que tu as entendu sa femme lui reprocher. Tu as mis tout cela au compte de la jalousie, mais c’était peut-être l’expression de la vérité. Peut-être en a-t-elle vu de toutes les couleurs avec lui, en ce qui concerne les femmes. Il se peut que ce soit un obsédé sexuel.
— Je n’en crois rien.
— Parce qu’il est séduisant aux yeux des femmes. Je pense, quant à moi, qu’il y a en lui quelque chose d’étrange. Hélène rompt ses fiançailles avec Fane, rentre en Angleterre, épouse ton père et s’installe ici. Et puis, soudain, Erskine reparaît. Il vient ostensiblement à Dillmouth pour y passer les vacances avec sa femme. Décision étrange en vérité. Mais il admet ensuite qu’il n’est venu que dans l’intention de revoir Hélène. Maintenant, supposons que l’homme qui se trouvait dans le salon avec elle le jour où Lily a surpris une certaine conversation fût précisément Erskine. « J’ai peur de toi… J’ai toujours eu peur de toi… Tu n’es pas normal : tu es fou. » Et parce qu’elle a peur, elle forme le projet d’aller vivre dans le Norfolk. Mais elle se montre extrêmement réservée à ce sujet. Personne ne doit être au courant, personne ne doit rien deviner. Du moins tant que les Erskine n’auront pas quitté Dillmouth. Jusqu’ici, tout cadre. Venons-en maintenant à la nuit fatale. Ce qu’on fait les Halliday au cours de la soirée, nous l’ignorons…
Miss Marple toussota.
— En fait, dit-elle doucement, j’ai revu Edith Pagett. Elle se rappelle que, ce soir-là, le dîner fut servi plut tôt que d’habitude – vers sept heures –, car le major Halliday devait se rendre à une réunion. Au club de golf, croit-elle. Et Mrs. Halliday est sortie après le repas.
— Exact, puisque nous savons qu’elle a rencontré Erskine sur la plage. Peut-être s’étaient-ils donné rendez-vous. Le capitaine doit quitter Dillmouth le lendemain. Il est possible que la jeune femme ait refusé de partir avec lui. Il la presse de le suivre. Elle reprend le chemin de la maison, et il l’accompagne. Finalement, devant le refus persistant d’Hélène, il l’étrangle au cours d’une crise de démence. Non content de cela, il désire que Halliday soit convaincu d’avoir tué sa femme. Plus tard, dans la nuit, il enterre le cadavre. Vous vous rappelez qu’il a avoué à Gwenda ne pas être retourné immédiatement à son hôtel parce qu’il avait marché un certain temps à travers la campagne.
— On peut d’ailleurs se demander, fit remarquer Miss Marple, ce que faisait sa femme pendant ce temps.
— Elle devait sans doute ruminer sa jalousie, dit Gwenda. Et elle a dû lui passer un sacré savon quand il est rentré.
— Telle est ma reconstitution, conclut Giles. Reconnaissez qu’elle se tient.
— Mais il aurait été impossible à Erskine de tuer Lily Kimble, objecta encore Gwenda, étant donné qu’il habite le Northumberland. S’occuper de lui n’est donc, comme je le disais tout à l’heure, qu’une perte de temps. Examinons plutôt le cas de Walter Fane.
— D’accord. Fane appartient au genre renfermé. Il paraît doux et aimable. Néanmoins, Miss Marple nous a apporté un témoignage qui n’est pas dépourvu d’intérêt. Alors qu’il était encore tout jeune, il s’est mis un jour dans une telle rage qu’il a failli tuer son frère. Bien sûr, ce n’était à l’époque qu’un enfant, mais son acte était d’autant plus surprenant et inattendu qu’il avait toujours été, jusque-là, de caractère facile et peu rancunier. Quoi qu’il en soit, il tombe amoureux d’Hélène Kennedy. Amoureux n’est même pas le mot juste : il en est fou. Mais elle ne veut pas de lui, et il s’embarque pour les Indes. Plus tard, cependant, elle lui écrit qu’elle est disposée à aller le retrouver et à l’épouser. Seulement, dès son arrivée, elle l’envoie à nouveau promener, car elle a fait la connaissance de quelqu’un d’autre sur le bateau. Rentrée en Angleterre, elle épouse aussitôt Kelvin Halliday. Walter Fane est très certainement persuadé que c’est à cause de ce dernier qu’il a été à nouveau repoussé. En proie à une folle jalousie, il regagne à son tour l’Angleterre. Là, de retour à Dillmouth, il adopte une attitude apparemment amicale et dépourvue de toute rancune. Il vient fréquemment à la villa Sainte-Catherine, jouant à la perfection le rôle de l’ami fidèle et dévoué. Mais peut-être Hélène se rend-elle compte de son manque de sincérité. Peut-être même a-t-elle depuis longtemps décelé en lui quelque chose d’inquiétant. Et elle le lui dit : « Je crois que j’ai toujours eu peur de toi. » Secrètement, elle projette de quitter Dillmouth pour aller vivre dans le Norfolk. Pourquoi ? Parce qu’elle a effectivement peur de lui !
« Et nous voici revenus à la fatale soirée. Ici, nous ne sommes plus sur un terrain très sûr, car nous ignorons ce que faisait Walter Fane ce soir-là, et je ne vois pas comment nous pourrions jamais le découvrir. Mais il remplit néanmoins la condition exigée par Miss Marple : il est sur place, puisqu’il n’habite qu’à deux ou trois minutes à pied de la villa des Halliday. Il a pu déclarer chez lui qu’il allait se coucher avec la migraine, ou bien s’enfermer dans son bureau sous prétexte d’un travail urgent à terminer. Et, au lieu de cela, il a parfaitement pu assassiner Hélène. Je crois, entre parenthèses, qu’il est de nos trois suspects celui qui était le plus susceptible de commettre des erreurs dans le choix des vêtements destinés à remplir une valise, car il ne devait pas être très au courant de ce qu’une femme porte ou ne porte pas dans telle ou telle circonstance.
— C’est curieux, intervint Gwenda. Le jour où je suis allée le voir sous prétexte de rédiger un nouveau testament, j’ai eu l’étrange impression que son visage ressemblait un peu à la façade d’une maison aux stores baissés. Et… j’ai même eu l’idée fantasque… qu’un mort se cachait derrière cette façade.
La jeune femme leva les yeux vers Miss Marple.
— Cette impression vous semblait-elle stupide ?
— Non, ma chère enfant. Je crois que vous aviez peut-être raison.
— Et maintenant, reprit Gwenda, nous en arrivons à Jackie Afflick. La première chose contre lui, c’est que le docteur Kennedy l’avait cru atteint de la manie de la persécution. En fait, il ne le trouvait pas réellement normal. Et si nous nous rappelons ce qu’il nous a dit de lui et d’Hélène, nous nous rendons compte qu’il nous a raconté un tas de mensonges. En réalité, il ne pensait pas seulement qu’Hélène était une gentille gosse, ainsi qu’il nous l’a affirmé : il en était passionnément, follement amoureux. Mais elle, de son côté, ne l’aimait pas : elle ne faisait que s’amuser, car elle était toquée des hommes, ainsi que l’a dit Miss Marple.
— Non, ma chère Gwenda. Moi, je n’ai jamais rien dit de semblable.
— Mettons qu’elle était un peu nymphomane, si vous aimez mieux ce terme. Elle a eu une aventure avec Afflick, puis l’a laissé tomber. Mais cela ne faisait pas son affaire, à lui. Certes, le Dr Kennedy a tiré sa sœur de ce mauvais pas. Seulement, Afflick n’a jamais pardonné ni oublié. Il avait perdu son emploi, après avoir été – selon lui – victime d’une machination. Cela peut confirmer la théorie selon laquelle il était plus ou moins atteint de la manie de la persécution.
— Oui, approuva Giles. Mais, d’un autre côté, si l’histoire est véridique, il y a là un autre argument – puissant, celui-là – contre Walter Fane.
Gwenda poursuivit sans tenir compte de l’interruption.
— Hélène part pour l’étranger, et Jackie Afflick quitte Dillmouth. Mais il ne l’oublie pas, et quand elle revient, mariée, il lui rend visite. Il nous déclare d’abord n’être allé la voir qu’une seule fois, mais ensuite, il avoue l’avoir revue à plusieurs reprises. Te rappelles-tu, Giles, l’expression dont s’est servie Edith Pagett ? « Notre mystérieux inconnu dans sa bagnole tape-à-l’œil. » Il est donc venu assez souvent pour faire jaser les domestiques. Mais Hélène a pris grand soin de ne pas l’inviter à dîner, afin qu’il ne rencontre pas mon père. Peut-être avait-elle peur de lui ; peut-être…
Giles interrompit sa femme.
— Cela peut devenir un argument à double tranchant. Supposons qu’Hélène fût amoureuse de lui – du premier homme qu’elle eût jamais connu – et supposons aussi qu’elle l’aimât toujours. Ils ont pu avoir une liaison dont personne n’a jamais été au courant. Peut-être aussi Afflick voulait-il qu’elle s’enfuît avec lui ; mais elle commençait à se lasser. Elle refuse donc de le suivre, et il la tue. Rappelle-toi la « chouette bagnole » – selon l’expression de Lily Kimble – qui stationnait à proximité de la villa le soir de sa disparition. C’était, naturellement, la voiture de Jackie Afflick, lequel était donc, lui aussi sur place. Ce n’est qu’une hypothèse, mais qui me semble assez raisonnable.
« Seulement, il y a aussi les lettres d’Hélène, dont nous devons tenir compte dans notre théorie. Je me suis creusé la tête pour essayer d’imaginer dans quelles circonstances elle a pu être poussée à les écrire, et il me semble que, pour les expliquer, il nous faut admettre qu’elle avait véritablement un amant et qu’elle s’attendait à s’enfuir avec lui. Nous allons donc à nouveau examiner trois possibilités. D’abord, Erskine. Disons qu’il n’était pas encore tout à fait disposé à quitter sa femme et à briser son ménage, mais qu’Hélène avait tout de même déjà décidé de quitter Kelvin Halliday pour aller s’installer quelque part où son amant pourrait venir la voir de temps à autre. Dans ce cas, la première chose à faire était évidemment d’endormir les soupçons de Mrs. Erskine. Hélène rédige donc deux lettres qui doivent être expédiées à son frère en temps voulu et qui donneront l’impression qu’elle s’est enfuie à l’étranger avec quelqu’un d’autre. Cela explique fort bien qu’elle ait été aussi réservée dans ses lettres quant à l’identité de l’homme avec qui elle était censée s’être enfuie.
— Mais si elle devait quitter son mari pour partir avec Erskine, pourquoi donc celui-ci l’aurait-il tuée ? demanda Gwenda.
— Peut-être parce qu’elle avait brusquement changé d’idée, s’étant aperçue qu’elle aimait véritablement son mari, après tout. L’homme a vu rouge et l’a étranglée. Ensuite, il a entassé des vêtements dans une valise et un sac de voyage. Un peu plus tard, il a utilisé les lettres. C’est là une théorie qui, me semble-t-il, explique tout.
— Seulement, la même théorie pourrait s’appliquer à Walter Fane, objecta Gwenda. J’imagine que le scandale eût été absolument désastreux pour un notaire de petite ville. Afin d’éviter cela, Hélène aurait pu feindre de s’enfuir avec quelqu’un d’autre ; mais au lieu de cela, aller se fixer en un endroit peu éloigné où Fane aurait pu aisément lui rendre visite. Les lettres sont déjà prêtes ; mais, ainsi que tu l’as supposé, elle change d’avis. Fane, fou de rage, la tue.
— Et Jackie Afflick ?
— En ce qui le concerne, les lettres sont plus difficiles à expliquer, car j’imagine que le scandale possible ne l’aurait pas autrement dérangé. Peut-être Hélène a-t-elle eu peur non pas de lui, mais de mon père, et a-t-elle cru plus prudent de faire croire qu’elle se trouvait à l’étranger. Peut-être aussi Afflick comptait-il investir l’argent de sa femme dans ses affaires, il lui était donc impossible de la quitter officiellement. Oui, là aussi, il y a plusieurs possibilités qui peuvent expliquer ces lettres. Sur lequel de ces trois suspects misez-vous, Miss Marple ? Pour moi, je ne vois pas très bien Walter Fane. Mais alors…
Mrs. Cocker venait d’entrer pour débarrasser la table de la théière et des tasses.
— Excusez-moi, madame, dit-elle, mais j’ai complètement oublié. Avec cette pauvre femme assassinée, les ennuis que cela vous a attirés, à vous et à Monsieur… Vraiment, ce n’est pas ce qu’il vous fallait en ce moment… Mais voici ce que je voulais vous dire. Mr. Fane est venu vous demander, cet après-midi. Il paraissait croire que vous l’attendiez, et il est resté une bonne demi-heure.
— Comme c’est curieux ! À quelle heure est-il venu ?
— Il devait être quatre heures, madame. Peut-être un peu plus. Et puis, il venait à peine de repartir qu’un autre monsieur est arrivé dans une grosse voiture jaune. Lui, il a carrément affirmé que vous lui aviez demandé de venir. Et il a attendu quelque chose comme vingt minutes. Je me suis demandée si vous aviez invité ces deux messieurs pour le thé et aviez ensuite oublié.
— Certainement pas. Tout cela est vraiment curieux.
— Appelons Fane, suggéra Giles. Il n’est sûrement pas encore couché.
Joignant aussitôt le geste à la parole, il se leva pour aller décrocher le téléphone.
— Allo ! Mr. Fane ? Reed à l’appareil. J’apprends que vous êtes venu chez moi cet après-midi… Quoi ?… Non… non, j’en suis certain… Voilà qui est étrange… Oui, j’avoue que je me le demande aussi. Excusez-moi de vous avoir dérangé.
Il raccrocha l’appareil d’un air soucieux.
— Voilà qui est bizarre, en vérité. Fane a reçu ce matin, à son bureau, un coup de téléphone lui demandant de passer nous voir cet après-midi à l’heure du thé, afin de régler une question importante.
Giles et Gwenda se regardèrent avec étonnement.
— Appelle Afflick, dit ensuite la jeune femme.
À nouveau, Giles se dirigea vers le téléphone, feuilleta l’annuaire et forma le numéro. Ce fut un peu plus long, mais il obtint finalement la communication.
— Mr. Afflick ? Ici Giles Reed. Je…
Il fut brusquement interrompu par un flot de paroles à l’autre bout du fil. Au bout d’un moment, il parvint tout de même à placer quelques mots.
— Mais non ! Nous n’avons rien fait de tel… Oui… Oui, certainement… Je n’ignore pas que vous êtes un homme très pris, et je n’aurais jamais songé… Bon. Mais, dites-moi, qui vous a appelé ? Un homme ?… Non, je vous répète que ce n’était pas moi… Non, non… je comprends parfaitement… D’accord, je veux bien reconnaître que c’est assez extraordinaire…
La conversation terminée, il revint prendre place devant le guéridon.
— Eh bien, voilà. Un individu qui s’est fait passer pour moi a appelé Afflick et lui a demandé de nous rendre visite cet après-midi pour traiter une affaire urgente dans laquelle une importante somme d’argent était en jeu.
— Il est possible, dit Gwenda après un moment de silence, que le mystérieux correspondant soit précisément Fane ou Afflick. Ne comprends-tu pas, Giles ? N’importe lequel des deux a pu tuer Lily Kimble et venir ensuite ici pour se créer une sorte d’alibi.
— Un alibi, intervint doucement Miss Marple, sûrement pas.
— Je ne veux pas dire exactement un alibi, mais plutôt un prétexte pour être absent de son bureau. Ce qui paraît certain, c’est que l’un d’eux dit la vérité et que l’autre ment. Malheureusement, il nous est impossible de déterminer celui qui a appelé l’autre, afin de faire tomber les soupçons sur lui. Mais, de toute évidence, ce ne peut être que Fane ou Afflick… Je mise sur Afflick.
— Et moi sur Fane, déclara Giles.
Tous deux levèrent les yeux sur Miss Marple. La vieille demoiselle hocha doucement la tête.
— Il existe une troisième possibilité, affirma-t-elle.
— Bien sûr, Erskine.
Déjà, Giles se dirigeait pour la troisième fois vers le téléphone.
— Que vas-tu faire ? demanda Gwenda.
— Demander la communication avec le Northumberland.
— Oh ! Giles, tu ne penses vraiment pas…
— Il nous faut savoir. Si Erskine est chez lui, il ne peut évidemment pas avoir tué Lily Kimble cet après-midi. Nous éliminons, naturellement, l’avion particulier ou d’autres balivernes du même ordre.
Un instant plus tard, la communication était établie.
Giles s’éclaircit nerveusement la gorge.
— Allô ! Major Erskine ? Ici Reed… Oui, Giles Reed, de Dillmouth.
Il jeta à Gwenda un coup d’œil angoissé qui signifiait clairement : « Qu’est-ce que je fais maintenant ? »
La jeune femme se leva et se saisit du combiné.
— Major Erskine ? Mrs. Reed à l’appareil. Nous avons entendu parler d’une maison : Linscott Brake. Est-elle… je veux dire… la connaissez-vous ? Je crois qu’elle n’est pas très loin de chez vous.
— Linscott Brake ? répéta la voix d’Erskine. Non, il ne me semble pas en avoir jamais entendu parler. De quelle localité dépend-elle ?
— Je ne sais pas exactement, car l’adresse est affreusement gribouillée, comme il arrive souvent avec ces agences immobilières. Mais, on signale que la propriété en question se trouve à une quinzaine de milles de Daith. Aussi avons-nous pensé…
— Je suis désolé, Mrs. Reed, mais je ne vois pas du tout… Qui l’habite actuellement ?
— Elle est vide, parait-il. Mais peu importe, parce que nous nous sommes presque décidés pour une autre… Veuillez m’excuser. J’imagine que vous étiez occupé ?
— Pas le moins du monde. Enfin… simplement des tâches domestiques. Ma femme est absente, et la bonne est allée rendre visite à sa mère. De sorte que je dois m’occuper du train-train quotidien. Et j’avoue que cela ne me convient guère. J’aime mieux le jardinage.
— Je préférerais souvent, moi aussi, m’occuper de jardinage que de travaux domestiques. J’espère que Mrs. Erskine n’est pas souffrante ?
— Oh non. Elle a simplement été appelée auprès d’une de ses sœurs. Elle sera de retour demain.
— Eh bien, je vous souhaite une bonne nuit. Et excusez-nous de vous avoir dérangé.
Gwenda reposa le récepteur et revint s’asseoir.
— Erskine n’est donc pour rien dans l’affaire, dit-elle d’un air triomphant. Sa femme est absente, et il s’occupe du ménage. Cela ne nous laisse donc que les deux autres suspects. N’est-ce pas, Miss Marple ?
Miss Marple, cependant, avait l’air grave.
— Je crois, mes enfants, dit-elle au bout d’un moment, que vous n’avez pas encore suffisamment réfléchi à cette affaire… Mon Dieu, mon Dieu, je suis vraiment très ennuyée. Si seulement je savais exactement quoi faire…